CHAPITRE QUATRE

Lors de mon premier séjour en Égypte, j’avais voyagé en dahabieh[2]. Ceux qui n’ont point expérimenté ce mode de locomotion peuvent difficilement en concevoir l’élégance et le charme. Mon bateau était équipé de tout le confort moderne, y compris un piano à queue dans le boudoir et un salon à ciel ouvert sur le pont supérieur. Combien d’heures bénies avais-je passées là-haut, sous les voiles gonflées par le vent, à boire du thé et à écouter les chants des marins tandis que, lentement, défilait à mes côtés l’extraordinaire panorama de la vie égyptienne : villages et temples, palmiers, chameaux, saints ermites en équilibre précaire sur des piliers ! Qu’étaient doux mes souvenirs de ce voyage, qui avait eu pour point d’orgue mes fiançailles avec mon futur époux ! Avec quel bonheur aurais-je renouvelé cette merveilleuse expérience !

Hélas ! cette fois, nous n’avions pas le temps de musarder. La voie de chemin de fer avait été prolongée jusqu’à Assiout, au sud, et comme c’était – de loin – le moyen de transport le plus rapide, nous endurâmes onze heures de chaleur, de cahots et de poussière. D’Assiout, nous prîmes un steamer pour effectuer le reste du trajet. Quoique moins inconfortable que le train, c’était sans commune mesure avec ma chère dahabieh.

Le jour prévu pour le débarquement à Louxor, j’étais sur le pont dès l’aube, penchée par-dessus la rambarde, bouche bée, comme la première touriste venue. Les colonnes et les pylônes du temple de Louxor, aujourd’hui débarrassé des cahutes qui, si longtemps, avaient entaché sa beauté, luisaient d’un rose pâle dans la lumière matinale.

Ici, les paisibles visions du passé cédèrent la place à la bruyante animation des temps modernes : guides et portiers fondirent sur les passagers qui débarquaient, tandis que les drogmans des hôtels de Louxor vantaient à grands cris les avantages de leurs établissements respectifs et s’efforçaient d’entraîner les touristes indécis dans les attelages qui attendaient. Personne ne nous importuna.

Emerson s’en fut rassembler nos bagages et quérir nos ouvriers, qui avaient voyagé par le même bateau. Appuyée sur mon ombrelle, je contemplais la scène avec extase quand, soudain, une main se posa sur mon bras. Tournant la tête, je croisai le regard ardent d’un jeune homme rondelet, portant des lunettes cerclées d’or et arborant une énorme moustache dont les extrémités recourbées évoquaient les cornes d’un bouquetin.

Talons joints, il inclina le buste avec raideur en disant :

— Frau Professor Emerson ? Karl von Bork, l’épigraphiste de l’infortunée expédition Baskerville. La bienvenue à Louxor je vous souhaite. Par Lady Baskerville je suis envoyé. Où le professeur est-il ? Depuis longtemps j’attends l’honneur de le rencontrer. Le frère du si distingué Walter Emerson…

Cette rapide entrée en matière était d’autant plus remarquable que le visage du jeune homme demeura totalement inexpressif d’un bout à l’autre. Seules bougeaient ses lèvres et la gigantesque moustache qui les ornait. Ainsi que je devais le découvrir par la suite, Karl von Bork parlait rarement ; mais, une fois lancé, il n’y avait pratiquement aucun moyen de l’arrêter, sinon celui que j’adoptai en l’occurrence.

— Comment allez-vous ? dis-je d’une voix forte, noyant la fin de sa phrase. Je suis ravie de faire votre connaissance. Mon mari est… Tiens, où est-il ? Ah ! Emerson, permettez-moi de vous présenter Herr von Bork.

Emerson empoigna la main du jeune homme.

— L’épigraphiste ? Bien. J’espère que vous avez prévu un bateau de bonne taille. J’ai amené du Caire vingt hommes avec moi.

De nouveau, von Bork s’inclina.

— Excellente idée, Herr Professor. Un trait de génie ! Mais pas moins je n’espérais du frère du si distingué…

J’interrompis cette tirade, comme j’avais interrompu la première. Cela nous permit de constater que Herr von Bork, lorsqu’il ne parlait pas, était suffisamment efficace pour satisfaire mon exigeant mari lui-même. La felouque qu’il avait louée se révéla assez spacieuse pour nous contenir tous. Nos hommes, massés à l’avant de l’embarcation, toisèrent les matelots en échangeant des commentaires dédaigneux sur la stupidité des gens de Louxor.

Les grandes voiles enflèrent, la proue s’abaissa et pivota ; tournant le dos aux temples antiques et aux maisons modernes de Louxor, nous voguâmes sur le large bras du Nil.

Les falaises occidentales déchiquetées, parées d’or par le soleil matinal, étaient depuis des millénaires un dédale de tombeaux où reposaient aussi bien les nobles, les pharaons, que les humbles paysans. Les vestiges des temples mortuaires, jadis grandioses, commencèrent à prendre forme tandis que nous approchions de la rive : les colonnades blanches de Deir el-Bahari ; les murs rébarbatifs du Ramesseum et, dominant la plaine de toute leur hauteur, les colossales statues qui, seules, subsistaient du magnifique temple d’Amenhotep III. Plus évocatrices encore étaient les merveilles que nous ne pouvions voir – les sépulcres cachés, creusés dans le roc, des souverains d’Égypte.

La voix de von Bork m’arracha à la contemplation rêveuse de ce gigantesque cimetière. Je me pris à souhaiter que le jeune homme cessât de voir en Emerson le « frère du si distingué Walter ». Emerson avait la plus haute considération pour les compétences de Walter, mais on ne pouvait lui reprocher de prendre ombrage d’être considéré comme un simple appendice de son cadet. La spécialité de von Bork étant l’étude des langues anciennes, il n’était point surprenant qu’il vénérât les contributions de Walter dans ce domaine.

En fait, von Bork voulait simplement communiquer à Emerson les dernières nouvelles.

— Sur ordre de Lady Baskerville, une lourde porte métallique à l’entrée de la tombe a été installée. Dans la Vallée deux gardes résident, sous l’autorité d’un sous-inspecteur du Service des antiquités…

— Inutile ! s’exclama Emerson. Les gardes, quand ils ne sont pas apparentés aux pilleurs de tombes de Gourna, sont tellement superstitieux qu’ils n’osent pas quitter leurs huttes après la tombée de la nuit. Vous auriez dû surveiller vous-même la tombe, von Bork.

— Sie haben recht, Herr Professor, murmura avec soumission le jeune Allemand. Mais c’était chose difficile ; seuls Milverton et moi restent, et la fièvre l’a rendu malade. Il…

— Mr. Milverton est le photographe ? demandai-je.

— En effet, Frau Professor. Parmi les meilleurs étaient les membres de l’expédition ; maintenant que vous et le professeur êtes là, seul un artiste manque. Cette tâche était accomplie par Mr. Armadale, et je ne sais…

— C’est là une grave lacune, observa Emerson. Où allons-nous trouver un artiste ? Ah, si seulement Evelyn n’avait pas renoncé à sa prometteuse carrière ! Elle avait un bon coup de crayon. Elle aurait pu aller loin.

Evelyn étant l’une des femmes les plus riches d’Angleterre, mère comblée de trois charmants enfants et épouse affectionnée d’un homme en adoration devant elle, j’estimais qu’elle n’avait pas perdu grand-chose. Je savais néanmoins qu’il était inutile d’en faire la remarque à Emerson. Je me bornai donc à observer :

— Elle a promis de revenir en Égypte avec nous une fois que les enfants seraient à l’école.

— Oui, mais pour quand est-ce ? Elle produit les bébés à la chaîne et ne paraît nullement décidée à s’arrêter. J’aime beaucoup mon frère et sa femme, mais la procréation ininterrompue de petites Evelyn et de petits Walter me paraît un peu excessive. L’espèce humaine…

Dès que l’espèce humaine intervient dans la conversation, je cesse d’écouter. Emerson est capable de disserter sur ce sujet pendant des heures.

— Si je puis suggérer… commença von Bork. Je le regardai avec étonnement. Sa voix était curieusement hésitante et, bien qu’il demeurât impassible, ses joues hâlées avaient un tantinet rosi.

— Mais certainement, dit Emerson, tout aussi surpris que moi.

Von Bork s’éclaircit la gorge.

— Dans le village de Louxor, il y a une demoiselle – une demoiselle anglaise – qui peint remarquablement. En urgence, on la pourrait persuader…

Emerson fit grise mine. Je ne pus que compatir ; je partageais son opinion sur les jeunes demoiselles appartenant à la catégorie des artistes « amateurs ».

— Nous n’en sommes encore qu’au début, dis-je avec tact. Lorsque nous aurons découvert des peintures méritant d’être copiées, nous nous préoccuperons de trouver un artiste. Quoi qu’il en soit, je vous remercie de votre suggestion, Herr von Bork. Je crois que je vais vous appeler Karl ; c’est plus court et plus amical. Vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’espère ?

Le temps qu’il ait fini de m’assurer qu’il n’en voyait pas, nous accostions sur la rive ouest.

Grâce à l’efficacité de Karl et aux imprécations d’Emerson, nous fumes bientôt prêts à poursuivre notre route à dos d’âne. Laissant Abdullah organiser le transport des hommes et des bagages, nous partîmes à travers champs. Le pas de l’âne étant, comme chacun sait, extrêmement mesuré, cela nous permit de converser durant le trajet. Lorsque nous arrivâmes en vue de l’endroit où le sol noir et fertile, fruit de l’inondation annuelle, cédait la place au sable rouge du désert, Emerson dit subitement :

— Nous allons passer par Gourna.

Maintenant qu’il s’était acquitté de la tâche consistant à nous accueillir et nous véhiculer sans encombre, Karl était bien plus détendu. Quand il était calme, je notai qu’il plaçait ses verbes correctement au lieu de s’empêtrer dans la structure grammaticale tortueuse de la langue allemande.

— Ce n’est pas le chemin direct, objecta-t-il. Je pensais que vous souhaiteriez vous reposer et vous rafraîchir après…

— J’ai mes raisons, le coupa Emerson.

— Aber natürlich ! Comme le professeur voudra.

Le village de Gourna est niché dans les contreforts des montagnes, où il se confond avec le brun pâle des rochers. On pourrait se demander pourquoi les habitants, qui vivent en ce lieu depuis des centaines d’années, ne recherchent pas un site plus confortable. Ils ont, en fait, d’excellentes raisons économiques de rester ; en effet, sous les planchers de leurs huttes en briques décolorées, se trouvent les tombes anciennes dont les trésors représentent leur principale source de revenus. Les collines qui se dressent derrière le village, à une demi-heure de marche, abritent les vallées étroites où furent ensevelis les rois et les reines de l’Empire.

Nous entendîmes les bruits du village avant même d’en distinguer les habitations : voix d’enfants, aboiements de chiens, bêlements de chèvres. La coupole de la vieille mosquée était visible sur le coteau désertique, tandis que palmiers et sycomores camouflaient à demi une rangée de colonnes antiques. Emerson se dirigea vers elles, et je compris alors pourquoi il avait choisi cet itinéraire. Il y avait là une précieuse source d’eau fraîche, avec un sarcophage brisé en guise d’abreuvoir pour le bétail. Dans une petite communauté, le puits est toujours un centre d’animation ; les femmes y remplissent leurs cruches et les hommes y font boire leurs bêtes. À notre approche, le silence se fit et tout mouvement cessa.

Emerson salua les villageois d’une voix sonore, en arabe. Il ne s’arrêta pas, n’attendit point de réponse. D’un pas aussi majestueux que le lui permettait son petit âne, il passa son chemin, Karl et moi dans son sillage. Le puits était déjà loin derrière nous lorsque j’entendis l’activité reprendre normalement son cours.

Tandis que nos endurantes montures progressaient laborieusement dans le sable, je laissai Emerson prendre quelques mètres d’avance, position qu’il apprécie vivement et occupe rarement. Je voyais, à son maintien arrogant, qu’il s’imaginait dans le rôle d’un valeureux général à la tête de ses troupes. Je m’abstins de lui faire observer que nul ne peut avoir fière allure à dos d’âne, moins encore un homme aux jambes tellement longues qu’il doit les écarter à quarante-cinq degrés pour empêcher ses pieds de traîner par terre. (Emerson n’est pas exagérément grand, mais les ânes, eux, sont exagérément petits.)

— Pourquoi ce détour ? me chuchota Karl, qui trottinait à ma hauteur. Je ne comprends pas. Demander au professeur je n’ose ; mais vous, sa compagne et…

— Je ne vois aucune objection à vous l’expliquer. Emerson a jeté un défi à cette bande de voleurs. Il leur a dit : « Je suis là. Je ne vous crains pas. Vous savez qui je suis ; si vous m’importunez, ce sera à vos risques et périls. » C’était bien joué, Karl ; l’une des meilleures prestations d’Emerson, si je puis me permettre de le dire.

Contrairement à Karl, je n’avais pas pris la peine de modérer ma voix. Emerson eut un haussement d’épaules agacé mais ne se retourna pas. Quelque temps plus tard, au détour d’un éperon rocheux, nous vîmes devant nous la baie en croissant qui abrite les temples en ruine de Deir el-Bahari. Non loin de là se trouvait la maison.

La plupart des lecteurs, j’imagine, savent à quoi ressemble la désormais célèbre Baskerville House ; en effet, nombre de périodiques en ont publié des gravures et des photographies. Je n’avais moi-même jamais eu l’occasion de l’observer, car elle était encore en construction lors de notre dernier séjour à Louxor. J’avais vu, certes, des croquis et des plans de la maison ; je fus néanmoins fort impressionnée de poser mon regard sur elle pour la première fois. À l’instar de nombreuses habitations orientales, elle était édifiée autour d’une cour intérieure, à laquelle donnait accès une large barrière ménagée au centre de l’un des côtés. La demeure, bâtie en briques ordinaires, était d’une taille pharaonique, et Lord Baskerville s’était plu à la décorer dans le style de l’ancienne Égypte. Ainsi, la barrière et les fenêtres étaient coiffées de linteaux en bois sur lesquels étaient peints des dessins égyptiens aux couleurs vives. Sur un côté, une rangée de colonnes, enlacées de vigne vierge et couronnées de chapiteaux à motifs de lotus dorés, supportaient une agréable loggia ombragée, où orangers et citronniers poussaient dans des pots en terre cuite. Une fontaine proche dispensait de l’eau pour les palmiers et les figuiers. Sous le soleil éclatant, l’ornementation archaïque nous rappelait l’aspect qu’avaient dû présenter les palais de jadis, avant que le temps ne les eût réduits à l’état de décombres.

Mon mari n’a aucun goût pour l’architecture, à moins qu’elle ne date de trois mille ans.

— Damnation ! s’exclama-t-il. Que d’argent gaspillé !

Les barrières en bois pivotèrent sur leurs gonds à notre approche, et nous pénétrâmes directement dans la cour intérieure. Sur trois côtés, des piliers soutenaient une galerie ouverte, en forme de cloître, surmontée d’un toit de tuiles rouges. Toutes les pièces ouvraient sur ce portique. À ma requête, Karl nous fit faire une brève tournée d’inspection, et je ne pus me défendre d’admirer l’inspiration qui avait présidé à l’agencement de la maison ; si je n’avais su à quoi m’en tenir, j’aurais pensé qu’une femme en était à l’origine. Un certain nombre de chambres à coucher, modestes mais confortables, étaient destinées aux membres de l’expédition et aux visiteurs. Une suite plus spacieuse, avec petite salle de bains attenante, avait été réservée à Lord et Lady Baskerville. Karl nous informa que la chambre du lord était désormais la nôtre et que j’y trouverais toutes les commodités désirables. Une partie de la pièce avait été aménagée en cabinet de travail, avec une longue table et une bibliothèque remplie d’ouvrages d’égyptologie.

De nos jours, ce type de logement n’a rien d’exceptionnel, d’autant que les équipes archéologiques sont souvent importantes. Mais à cette époque, où il arrivait qu’une expédition se composât, en tout et pour tout, d’un savant harassé qui, non content de diriger les fouilles, rédigeait lui-même ses rapports, cuisinait lui-même ses repas et lavait lui-même ses chaussettes – pour peu qu’il en portât – Baskerville House constituait un phénomène. L’une des ailes abritait une vaste salle à manger et un salon de bonnes dimensions, donnant sur la loggia à colonnes. Le mobilier était un mélange hétéroclite d’ancien et de moderne. Des nattes tissées recouvraient le parquet et, devant les hautes portes-fenêtres, des voilages d’un blanc vaporeux empêchaient les insectes d’entrer. Fauteuils et divans étaient tapissés d’un velours bleu roi ; tableaux et miroirs étaient ornés de lourds cadres dorés, tarabiscotés. Il y avait même un gramophone et une importante collection de disques d’opéra – la musique favorite de feu Sir Henry.

L’homme qui était étendu sur le divan se leva à notre entrée. Sa démarche incertaine et sa pâleur rendaient les présentations superflues : il s’agissait de Mr. Milverton, le photographe souffrant. Je lui intimai aussitôt de se rallonger et posai une main sur son front.

— La fièvre est tombée, lui dis-je, mais vous êtes encore faible. Vous n’auriez pas dû quitter votre lit.

— Pour l’amour du ciel, Amelia, contenez-vous ! grommela Emerson. J’avais espéré que, pour cette expédition, vous auriez la lucidité de ne pas vous prendre pour un médecin qualifié.

Je subodorai la cause de sa mauvaise humeur. En effet, Mr. Milverton était un jeune homme extrêmement séduisant. Il nous regarda tour à tour, mon époux et moi, avec un sourire las qui découvrit des dents blanches régulières et des lèvres bien dessinées. Ses boucles dorées tombaient en désordre, de manière fort seyante, sur son front haut. Toutefois, sa beauté était parfaitement masculine et sa constitution n’avait pas eu à pâtir de sa maladie ; son torse et ses épaules, très larges, étaient ceux d’un athlète accompli.

— Vous êtes fort aimable, madame Emerson, dit-il. Je suis parfaitement rétabli, je vous assure, et j’avais hâte de vous rencontrer, vous et votre célèbre mari.

— Humph ! fit Emerson d’un ton un peu plus avenant. Très bien, nous commencerons demain matin…

— Il serait prudent que Mr. Milverton ne s’expose point au soleil avant plusieurs jours.

— Je vous rappelle une nouvelle fois, Amelia, que vous n’êtes pas médecin.

— Et moi, je vous rappelle ce qui s’est passé le fameux jour où vous avez négligé mon avis médical.

Une expression particulièrement malveillante se peignit sur les traits d’Emerson. Se tournant vers Karl, il s’enquit :

— Et où est Lady Baskerville ? Une femme exquise !

— En effet, opina Karl. Et pour vous, professeur, j’ai un message personnel de cette dame si distinguée. À l’hôtel Louxor elle séjourne ; il ne serait pas convenable, voyez-vous, qu’elle habite cette maison sans avoir de chaperon, maintenant que son estimé mari…

— Oui, oui, s’impatienta Emerson. Quel est ce message ?

— À dîner elle vous invite – avec Mrs. Emerson, naturellement – ce soir à son hôtel.

— Magnifique, magnifique ! s’exclama Emerson. Je suis impatient d’y être !

Inutile de dire que les efforts transparents de mon mari pour me rendre jalouse de Lady Baskerville m’amusèrent fort.

— Si nous devons dîner à l’hôtel, Emerson, dis-je calmement, vous seriez bien avisé de défaire les bagages. Votre habit sera fâcheusement froissé. Vous, monsieur Milverton, retournez vous coucher séance tenante ; j’irai vous voir sous peu pour m’assurer que vous ne manquez de rien. Mais d’abord, je m’en vais inspecter la cuisine et parler au chef. Karl, je vous demanderai de me présenter aux domestiques. Avez-vous eu des difficultés à les garder ?

Prenant fermement Karl par le bras, je quittai la pièce sans laisser à Emerson le loisir de répliquer.

La cuisine se trouvait dans un bâtiment indépendant, derrière la maison, ce qui était un arrangement fort sensé dans un pays chaud. Une variété d’arômes délicieux m’apprit que le déjeuner était en cours de préparation. Karl m’expliqua que la plupart des serviteurs étaient restés à leur poste ; ils considéraient apparemment qu’ils ne risquaient rien à servir les étrangers tant qu’ils ne participaient pas eux-mêmes à la profanation de la tombe.

J’eus le plaisir de retrouver une vieille connaissance en la personne d’Ahmed, le chef, qui avait été employé autrefois au Shepheard. Il parut également heureux de me voir. Après avoir échangé les compliments et les questions d’usage sur nos familles respectives, je pris congé, satisfaite de constater que, dans ce domaine au moins, je n’aurais pas à exercer une surveillance constante.

Je trouvai Emerson dans notre chambre, occupé à consulter ses ouvrages et ses documents. Les valises contenant ses vêtements n’étaient toujours pas ouvertes. Accroupi par terre, le jeune domestique chargé de défaire les bagages parlait à mon mari avec animation.

— Mohammed me faisait part des nouvelles, dit joyeusement Emerson. Il est le fils d’Ahmed le cuisinier, vous vous rappelez… ?

— Oui, je viens de bavarder avec lui. Le déjeuner va être bientôt prêt.

Je pris les clefs des valises dans la poche d’Emerson, qui continua de trier ses papiers, et les remis à Mohammed, un mince adolescent aux yeux lumineux et à la beauté délicate. Avec mon aide, il s’acquitta rapidement de sa tâche et se retira. Je constatai avec plaisir qu’il avait rempli une cruche d’eau et préparé des serviettes.

— Enfin seuls ! badinai-je en déboutonnant ma robe. Cette eau m’a l’air bien rafraîchissante ! J’ai grand besoin de me laver et de me changer, après la nuit dernière.

J’avais suspendu ma robe dans la penderie et m’apprêtais à me retourner quand Emerson, nouant les bras autour de ma taille, me pressa contre lui.

— La nuit dernière n’a certes pas été satisfaisante, dit-il dans un murmure. (Quand Emerson murmure, il produit une sorte de grondement extrêmement pénible pour l’oreille.) Entre la dureté et l’extrême étroitesse des couchettes, et les oscillations du bateau…

— Allons, Emerson, ce n’est pas le moment, dis-je en essayant de me libérer. Nous avons beaucoup à faire. Avez-vous pris des dispositions pour nos hommes ?

— Oui, oui, tout est réglé. Vous ai-je déjà dit, Peabody, combien j’admire la courbe de votre…

J’ôtai sa main de la zone en question – non sans un certain effort de volonté.

— Oui, vous me l’avez déjà dit. Nous n’avons pas le temps, Emerson. Je voudrais me rendre dans la Vallée cet après-midi pour examiner la tombe.

La perspective d’une investigation archéologique était la seule chose qui pût distraire Emerson des pensées qu’il entretenait en cet instant. Ce n’est point me faire injure que d’en convenir.

— Hmmm, oui, dit-il d’un air songeur. Mais il fera une chaleur de tous les diables, vous savez.

— Tant mieux, nous aurons ainsi un peu de paix et de tranquillité. Il nous faudra partir aussitôt après le déjeuner, puisque nous dînons ce soir avec Lady Baskerville.

Ainsi fut fait. Pour la première fois depuis bien des années, nous endossâmes notre tenue de travail. Un frisson me parcourut jusqu’au tréfonds lorsque je vis mon cher Emerson affublé des vêtements dans lesquels il avait conquis mon cœur. (Je parle au figuré, bien entendu, car les vêtements d’origine étaient depuis longtemps transformés en chiffons.) Ses manches retroussées dénudaient ses bras musclés et son col ouvert exposait sa gorge bronzée. Maîtrisant mon émotion, j’ouvris la voie jusqu’à la salle à manger.

Karl nous attendait. Sa ponctualité aux repas ne fut point pour me surprendre ; ses rondeurs attestaient que le manque d’appétit n’était pas son problème majeur. À ma vue, une expression d’étonnement se peignit sur ses traits.

Lors de mon premier séjour en Égypte, j’avais été fâchée de cette convention vestimentaire qui condamnait les femmes à porter de longues jupes traînant incommodément par terre. Ce type de toilette ne se prête nullement à l’escalade, à la course ni aux diverses activités inhérentes aux fouilles archéologiques. J’étais donc passée progressivement de la jupe à une forme de culotte bouffante ; puis, lors de ma dernière saison, j’avais pris le taureau par les cornes et commandé un ensemble que je jugeais allier utilité et modestie féminine. Dans un pays où abondent les serpents et les scorpions, les grosses bottes sont une nécessité. Les miennes m’arrivaient aux genoux, où elles rejoignaient ma culotte bouffante, rentrée dans le haut de mes bottes afin d’éviter tout désordre accidentel. Je portais également une tunique qui me tombait aux genoux, fendue sur les côtés pour me permettre une extension maximale des membres inférieurs, au cas où un déplacement rapide – fuite ou poursuite – se révélerait souhaitable. Un chapeau à grands bords et une large ceinture équipée de crochets pour couteau, pistolet et autres instruments, complétaient la tenue.

Ce type de costume devint populaire pour la chasse, un ou deux ans plus tard, et je reste persuadée que ce fut mon exemple qui lança cette mode, bien que l’on ne m’eût jamais rendu hommage pour mon innovation.

Lorsqu’il apprit nos projets pour l’après-midi, Karl offrit de nous accompagner ; nous déclinâmes sa proposition, désireux de rester seuls en cette première occasion. Il y a une sorte de route carrossable qui mène, à travers un défilé, aux falaises de la Vallée où sont ensevelis les défunts monarques d’Égypte ; nous préférâmes prendre le chemin le plus direct, par le haut plateau situé derrière Deir el-Bahari. Dès que nous eûmes quitté le bocage ombragé et les jardins, le soleil darda sur nous ses rayons brûlants ; j’aurais eu mauvaise grâce à m’en plaindre, me souvenant de l’hiver lugubre que nous avions laissé derrière nous.

Après avoir grimpé un raidillon rocheux, nous atteignîmes le sommet du plateau. Là, nous marquâmes une pause, le temps de reprendre notre souffle et d’admirer la vue. Devant nous s’étirait une vaste étendue de rocaille désolée ; derrière et en dessous, la Vallée du Nil se déployait comme une toile de maître. Le temple de la reine Hatasu, mis au jour par Maspero, évoquait une maquette d’enfant. Au-delà du désert, les champs bordaient le fleuve à la manière d’un ruban vert émeraude. L’air était si limpide que nous distinguions les silhouettes miniatures des pylônes et des colonnes des temples de la rive est. Au sud se dressait le grand pic, en forme de pyramide, connu sous le nom de « Déesse de l’Ouest », celle qui garde les sépulcres antiques.

Notre promenade terminée, nous nous retrouvâmes au bord d’une falaise plongeant dans un canyon. Les parois rocheuses et le sol nu étaient du même brun terne, décoloré par le soleil. Seules quelques petites poches d’ombre venaient rompre la monotonie du cadre – hormis les ouvertures noires, rectangulaires, qui avaient valu son nom à la Vallée des Rois : les entrées des hypogées royaux.

J’observai avec satisfaction que mon espoir d’une relative intimité se trouvait exaucé. Les touristes avaient regagné leurs hôtels, et on ne voyait que les informes ballots de chiffons recouvrant les formes assoupies des guides et des gardes égyptiens qui travaillaient dans la Vallée. Et cependant… non ! À mon grand chagrin, je dus réviser ma première impression en apercevant, au loin, la silhouette d’un homme de haute stature, vêtu à l’européenne, apparemment absorbé dans la contemplation des falaises environnantes.

Bien que nous n’eussions jamais visité la tombe qui faisait l’objet de notre présente quête, je suis persuadée qu’Emerson aurait pu dresser un plan précis de son emplacement. En tout cas, je l’aurais pu. Elle attira nos regards à la manière d’un aimant.

Elle était là, en bas, du côté opposé de la Vallée. Les parois rocheuses, presque verticales, l’encadraient à la façon d’un décor de théâtre. Au pied de la falaise, il y avait une longue déclivité couverte de pierres et de gravier, hérissée par endroits de monticules de déblais provenant d’excavations antérieures, ainsi que de cabanes et d’entrepôts modernes. Une brèche triangulaire, dans le gravier, marquait l’entrée du tombeau de Ramsès VI. Plus bas, sur la gauche, je vis la massive grille en fer dont avait parlé Karl. Deux ballots poussiéreux – les gardes zélés que Grebaut avait chargés de surveiller la tombe – gisaient à proximité de la grille.

Emerson m’étreignit la main.

— Songez aux merveilles que recèle encore cette paroi dénudée ! murmura-t-il. Les tombeaux de Thoutmosis le Grand, d’Amenhotep II et de la reine Hatasu… voire une cache de momies royales comme celle qui fut découverte en 1881 ! Quelle sera la récompense de notre labeur ?

Je partageai son enthousiasme, mais je lui fis observer qu’il me broyait les doigts. Avec un profond soupir, il revint sur terre. Ensemble, nous descendîmes tant bien que mal le sentier jusqu’au plancher de la Vallée.

Les gardes endormis ne remuèrent pas à notre approche. De la pointe de sa botte, Emerson tâta l’un des ballots. Un œil noir, malveillant, apparut entre les chiffons, et une bouche invisible nous abreuva de jurons vulgaires en arabe. Emerson répondit dans le même registre. Le ballot bondit sur ses pieds, révélant une face patibulaire, couturée de balafres et sillonnée de rides. L’un des yeux était d’un blanc laiteux ; l’autre foudroyait Emerson.

— Ah ! dit mon mari en arabe, c’est donc vous, Habib. Je croyais que la police vous avait mis sous les verrous à perpétuité. Quel est l’insensé qui vous a confié une tâche d’honnête homme ?

Les yeux, dit-on, sont le miroir de l’âme. Dans ce cas précis, l’unique prunelle valide de Habib exprima, l’espace d’un instant, la violence de ses sentiments profonds. Mais seulement l’espace d’un instant ; il se mit aussitôt à ramper servilement, marmonnant des saluts, des excuses, des explications – et jurant qu’il avait renoncé à ses mauvais penchants et qu’il méritait la confiance du Service des antiquités.

— Humph ! grogna Emerson, nullement convaincu. Allah connaît le fond de votre cœur, Habib ; je n’ai pas sa clairvoyance, mais j’ai mes doutes. Écartez-vous, que j’entre dans la tombe.

L’autre garde, qui s’était dressé à son tour, exécutait force courbettes et salamalecs. Il avait une figure un peu moins antipathique que Habib, sans doute parce qu’il était plus jeune.

— Hélas ! grand seigneur, je n’ai pas la clef.

— Moi si, dit Emerson en la sortant de sa poche.

Les barreaux de la grille étaient solides, le cadenas massif ; je savais néanmoins qu’ils ne constitueraient pas éternellement un obstacle pour des hommes capables de creuser des tunnels dans le roc afin de détrousser les morts. Une fois la grille ouverte, nous nous retrouvâmes devant la porte scellée qui avait causé tant de dépit à Lord Baskerville le dernier jour de sa vie. On n’avait touché à rien depuis lors. Le trou ménagé par Armadale béait encore, seule ouverture dans le mur de pierres.

Emerson alluma une bougie et nous regardâmes de conserve par le trou, nous cognant la tête dans notre empressement. J’avais beau savoir à quoi m’attendre, je trouvai déprimant de me trouver face à un monticule de débris rocheux dissimulant complètement ce qu’il y avait de l’autre côté.

— Jusque-là, tout va bien, dit Emerson. Personne n’a tenté d’entrer depuis la mort de Baskerville. Pour être franc, je pensais que nos amis de Gourna s’y seraient essayés depuis longtemps.

— Le fait qu’ils s’en soient abstenus me donne à penser qu’une longue tâche nous guette, dis-je. Peut-être attendent-ils que nous ayons déblayé le passage ; ils pourront ainsi s’introduire dans la chambre funéraire en faisant l’économie d’un ennuyeux travail manuel.

— J’espère que vous surestimez l’ampleur du déblaiement nécessaire. En règle générale, la blocaille ne s’étend pas plus loin que l’escalier.

— Belzoni signale qu’il a dû escalader des monceaux de débris quand il est entré dans le tombeau de Séthi, en 1844, lui rappelai-je.

— La situation n’était pas comparable. Ce tombeau avait été pillé et réutilisé pour des inhumations ultérieures. Les débris que décrit Belzoni…

Nous étions engagés dans une discussion archéologique délicieusement animée lorsque se produisit une interruption.

— Bonjour, en bas ! lança gaiement une voix sonore. Puis-je descendre, ou préférez-vous monter ?

Tournant la tête, je vis une silhouette se profiler sur le rectangle de lumière de l’embrasure, en haut des marches. C’était celle du personnage de haute stature que j’avais aperçu tout à l’heure. Emerson répondit aussitôt que nous montions ; il n’avait aucun désir de voir un étranger s’approcher de son nouveau jouet.

La silhouette se révéla appartenir à un gentleman très grand et très mince, au visage fin, spirituel, et aux cheveux blond cendré. Son accent avait déjà trahi sa nationalité. Dès que nous émergeâmes de l’escalier, il poursuivit, avec cette exubérance typique des natifs de notre colonie d’antan :

— Pas à dire, c’est un véritable plaisir. Je n’ai pas besoin de demander qui vous êtes, pas vrai ? Permettez-moi de me présenter : Cyrus Vandergelt, New York, U.S.A. Je suis votre serviteur, madame, et le vôtre, professeur Emerson.

Son nom était familier à toute personne versée dans l’égyptologie. Mr. Vandergelt était l’homologue américain de Lord Baskerville : un amateur enthousiaste, riche mécène de l’archéologie.

— Je savais que vous étiez à Louxor, dit Emerson sans chaleur excessive, en serrant la main tendue. Cependant, je ne m’attendais pas à vous voir si tôt.

— Vous devez vous demander ce que je fais là à cette heure impossible, gloussa Vandergelt. Eh bien ! les amis, je suis comme vous – nous sommes taillés dans la même étoffe. Il faudrait davantage qu’un soleil de plomb pour m’empêcher de réaliser mon projet.

— Et quel est-il ? m’enquis-je.

— Mais… vous rencontrer, pardi ! Je pensais bien que vous viendriez ici dès votre arrivée. Et si vous me permettez de le dire, madame, le seul fait de vous voir me dédommage de tous mes efforts. Je suis – je n’en fais pas mystère, madame, je le proclame même avec fierté ! – je suis un fervent admirateur du beau sexe et un connaisseur, au sens le plus noble du terme, du charme féminin.

On ne pouvait prendre ombrage de ses paroles, tant elles dénotaient une irrépressible jovialité transatlantique et un goût sans défaut. Je m’autorisai un sourire.

— Allons donc ! dit Emerson. Je vous connais de réputation, Vandergelt, et je sais pourquoi vous êtes là. Vous voulez me voler ma tombe.

Mr. Vandergelt sourit de toutes ses dents.

— Si je le pouvais, je n’y manquerais certes pas. Toutefois… – Il recouvra son sérieux – … Lady Baskerville s’est juré d’accomplir cette mission en mémoire du cher disparu, et je ne suis pas homme à mettre des bâtons dans les roues d’une dame, surtout quand elle est animée de sentiments si touchants. Non, monsieur, Cyrus Vandergelt n’est pas homme à faire des coups bas ! Mon seul désir est de me rendre utile. Demandez-moi toute l’aide qui vous paraîtra nécessaire.

Il se redressa de toute sa taille – laquelle dépassait largement le mètre quatre-vingt-cinq – et leva la main comme pour prêter serment. C’était un spectacle impressionnant ; on se serait presque attendu à voir la Bannière étoilée flotter au vent, aux accents de l’hymne national américain.

— En d’autres termes, répliqua Emerson, vous voulez être de la fête.

Vandergelt éclata d’un rire joyeux et donna une claque dans le dos d’Emerson.

— Je vous disais bien qu’on se ressemblait ! Pas moyen d’abuser un fin renard comme vous. Vous avez raison, bien sûr. Si vous ne me laissez pas participer, je vous rendrai fou en inventant des prétextes pour passer à tout moment. Non, sérieusement, les amis, vous allez avoir besoin de renfort. Ces escrocs de Gourna vont vous tomber dessus comme la lèpre sur le bas clergé, et l’imam local fanatise ses ouailles dans les grandes largeurs. Faute de mieux, je peux au moins vous aider à garder le tombeau… et les dames. Mais ne restons pas là à jacasser sous le soleil brûlant. Ma voiture à cheval est à l’autre bout de la Vallée ; laissez-moi vous conduire à la maison, nous pourrons parler plus à notre aise.

Nous déclinâmes cette offre. Vandergelt prit congé en disant :

— Vous n’en avez pas terminé avec moi, les amis. Vous dînez ce soir avec Lady Baskerville, je crois ? Moi aussi. À tout à l’heure !

Je m’attendais à une diatribe en règle d’Emerson contre les manières et les arrière-pensées de Mr. Vandergelt, mais il demeura étrangement silencieux.

Après avoir de nouveau examiné le peu que nous pouvions voir, nous nous préparâmes à partir. Je remarquai alors que Habib n’était plus avec nous. L’autre garde se lança dans des explications confuses, qu’Emerson interrompit net :

— Je l’aurais renvoyé de toute façon, dit-il, s’adressant à moi mais parlant en arabe pour le bénéfice d’éventuelles oreilles indiscrètes. Bon débarras !

Les ombres s’allongeaient quand nous reprîmes le sentier de la falaise ; je priai Emerson, qui me précédait, d’accélérer l’allure, car je voulais avoir tout loisir de me préparer pour notre dîner avec Lady Baskerville. Nous avions presque atteint le sommet lorsqu’un bruit me fit lever la tête. Aussitôt, je saisis Emerson par les chevilles et le tirai en arrière. Le gros rocher que j’avais vu vaciller au bord de la falaise le manqua de moins d’un pied avant de s’écraser en bas, projetant des éclats de pierre dans toutes les directions.

Lentement, Emerson se remit debout.

— Je vous serais reconnaissant, Peabody, d’être un peu moins abrupte dans vos méthodes, déclara-t-il en essuyant sur sa manche le sang qui coulait de son nez. Vous auriez pu dire calmement « Gare ! » ou tirer sur mon pan de chemise ; l’effet eût été tout aussi efficace et moins douloureux.

C’était là une réflexion inepte, mais je n’eus pas le temps d’y répondre. Car Emerson, après s’être assuré, d’un coup d’œil rapide, que j’étais indemne, entreprit d’escalader la falaise à toute allure, pour finalement disparaître par-dessus le rebord. Je le suivis. Arrivée en haut, ne le voyant nulle part, je m’assis sur un rocher pour l’attendre, et aussi – en toute franchise – pour me ressaisir, car mes nerfs étaient quelque peu ébranlés.

La vague théorie que j’avais échafaudée au Caire se trouvait à présent renforcée. Quelqu’un était déterminé à empêcher Emerson de poursuivre la tâche entreprise par Lord Baskerville. Que la mort de Sir Henry eût fait partie de son plan, ou que le scélérat anonyme eût exploité un tragique accident à des fins personnelles inavouables, je ne pouvais encore le déterminer. Ce dont j’étais sûre, en revanche, c’est que mon mari serait la cible de nouvelles tentatives. Je me félicitai de l’avoir finalement accompagné en Égypte, cédant à ce qui m’avait paru, sur le moment, une impulsion égoïste. Le conflit apparent entre mes devoirs d’épouse et mes devoirs de mère n’avait eu aucune raison d’être. Ramsès était heureux et en de bonnes mains, tandis qu’Emerson courait un danger mortel. Ma place était auprès de lui, pour le préserver de tout péril.

Je le vis alors réapparaître derrière un monticule de rochers, à quelque distance du sentier. Avec son visage maculé de sang et ses yeux exorbités de rage, il offrait un spectacle tout à fait redoutable.

— Il s’est échappé, n’est-ce pas ? demandai-je.

— Aucune trace. Je ne vous aurais point abandonnée, ajouta-t-il d’un ton d’excuse, si je n’avais eu la certitude que le gredin avait pris ses jambes à son cou dès son forfait accompli.

— Absurde ! L’attaque était dirigée contre vous, non contre moi – quoique l’agresseur ne semble guère se soucier des risques qu’il fait courir à l’entourage. Le couteau…

— Je ne crois pas que les deux incidents soient liés, Amelia. Les mains qui ont poussé ce rocher étaient certainement les mains crasseuses de Habib.

Cette hypothèse n’était pas totalement extravagante.

— Mais pourquoi vous déteste-t-il à ce point ? J’ai bien vu que vous étiez en mauvais termes, mais de là à tenter de vous tuer…

— C’est moi qui ai été à l’origine de son arrestation.

Emerson accepta le mouchoir que je lui tendais et entreprit de nettoyer son visage tandis que nous poursuivions notre chemin.

— Pour quel délit ? Vol d’antiquités ?

— Entre autres choses. La plupart des hommes de Gourna sont impliqués dans ce trafic. Cependant, l’affaire qui l’a amené devant la justice, par mon intermédiaire, était d’une nature différente et très pénible. Habib avait naguère une fille. Elle s’appelait Aziza. Quand elle était petite, elle travaillait pour moi comme porteuse de paniers. En grandissant, elle est devenue une jeune femme extrêmement jolie, fine et gracieuse comme une gazelle, avec de grands yeux noirs à faire fondre le cœur de n’importe quel homme.

Le récit que me fit Emerson avait en effet de quoi faire fondre le cœur le plus endurci – même celui d’un homme. La jeune fille, de par sa beauté, représentait un bien précieux, et son père nourrissait l’espoir de la vendre à un riche propriétaire terrien. Hélas ! la beauté d’Aziza attira d’autres admirateurs, et son innocence la rendit vulnérable à leurs artifices. Lorsque son déshonneur vint à être connu, le riche et répugnant acheteur la répudia ; Habib, fou de rage d’avoir perdu son argent, résolut alors de détruire cet objet désormais sans valeur. De telles pratiques sont plus répandues que n’aiment à en convenir les autorités britanniques ; au nom de « l’honneur familial », plus d’une malheureuse a connu un effroyable destin des mains mêmes de ceux qui étaient censés la protéger. Toutefois, en l’occurrence, la jeune fille parvint à s’enfuir avant que l’assassin eût parachevé son œuvre. Battue, ensanglantée, elle tituba jusqu’à la tente d’Emerson, qui l’avait prise sous sa protection.

— Elle avait les deux bras cassés, raconta Emerson d’une voix froide qui ne lui ressemblait guère. Elle avait essayé de se protéger la tête des coups de bâton que lui assenait son père. Je ne saurais dire comment elle lui échappa, comment elle put marcher si longtemps dans son état. Quand elle s’effondra à mes pieds, je l’installai le plus confortablement possible et courus chercher de l’aide. Profitant de mes quelques minutes d’absence, Habib, qui l’avait suivie, pénétra dans ma tente et lui fracassa le crâne d’un seul coup de gourdin.

« Je revins juste à temps pour le voir s’enfuir. Comme je ne pouvais plus rien pour la pauvre Aziza, je me lançai à la poursuite de Habib et lui administrai une solide correction avant de le livrer à la police. Il s’en tira avec une peine beaucoup plus légère qu’il ne le méritait, car, bien sûr, les tribunaux locaux jugèrent son mobile parfaitement valable. Si je n’avais pas menacé le cheik de toutes sortes de représailles, sans doute aurait-il libéré Habib sur-le-champ.

J’étreignis tendrement le bras d’Emerson. Je comprenais qu’il ne m’eût jamais conté cette histoire ; aujourd’hui encore, le souvenir l’affectait en profondeur. Peu de gens connaissent le côté doux du caractère d’Emerson ; pourtant, ceux qui sont dans la détresse perçoivent d’instinct sa véritable nature et vont le trouver, comme l’avait fait l’infortunée Aziza.

Après un silence pensif, il s’ébroua et dit, avec sa désinvolture coutumière :

— Donc, Amelia, soyez prudente avec Mr. Vandergelt ; il n’exagérait pas en se qualifiant d’admirateur du beau sexe. Si j’apprends que vous avez cédé à ses avances, je vous corrigerai d’importance.

— N’ayez crainte, je veillerai à ce que vous ne m’attrapiez pas. Mais nous allons avoir bien du mal à résoudre cette affaire, Emerson, si nous espérons y parvenir en vous utilisant comme appât. Il y a trop de gens en Égypte qui rêvent de vous tuer.

La malédiction des pharaons
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